« C'est un combat noble » : Les avocats spécialistes des droits de l'homme affrontent les grandes entreprises
Traduction faite par le Centre de Ressources sur les Entreprises et les Droits de l'Homme. Article initialement publié en anglais dans le Guardian.
J'ai passé l'année dernière à m'entretenir avec les avocats qui travaillent aux côtés des populations locales partout dans le monde pour comprendre leur expérience de protection des personnes vulnérables face aux abus des entreprises.
Cela entre dans le cadre du travail d'élaboration d'un annuaire d’avocats pour le compte du Centre de Ressources sur les Entreprises et les Droits de l'Homme, qui vise à aider les victimes d'abus à travers le monde à obtenir une assistance juridique.
De la République Démocratique du Congo (RDC) au Brésil, de l'Indonésie à la Thaïlande en passant par la Russie, nous avons recueilli des histoires déchirantes de victimes à qui la justice a été refusée puisque les avocats eux-mêmes font l'objet d'abus. Mais nous avons aussi entendu des récits qui marquent une détermination sans faille et une volonté ferme de travailler ensemble.
Nous associons souvent la responsabilité juridique des entreprises aux règlements à l'amiable portant sur des affaires importantes au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, comme le versement d'un montant de 83 millions de dollars par Shell au début de l'année pour son rôle dans les déversements d'hydrocarbures au Nigeria. Cependant, il y a des avocats sur le terrain partout dans le monde qui aident les victimes à s'attaquer aux entreprises qui commettent des abus pour obtenir justice. Ils font un travail crucial, mais souvent dans l'ombre.
Ces avocats utilisent les outils dont ils disposent pour tenir les entreprises redevables des abus sur les droits de l'homme. Cela inclut la législation locale - le droit de la responsabilité civile, le droit administratif et pénal - de même que les conventions internationales et régionales. Mais souvent, ces outils juridiques sont inadéquats, ce qui permet aux entreprises d'agir en toute impunité. En réponse, les avocats usent des lois en vigueur avec ingéniosité et s'attaquent à la législation injuste pour trouver un moyen d'obtenir justice.
Les mécanismes non judiciaires offrent quelques opportunités d'introduire les plaintes auprès des entreprises, mais comme l'a indiqué Emmanuel Umpula Nkumba, directeur exécutif de AfreWatch (RDC), ces mécanismes formulent une recommandation « qui est assez faible en termes d'obtention d'un résultat satisfaisant pour les victimes ».
Les approches stratégiques et créatives qu'adoptent ces avocats dans les procès signifient souvent qu'ils font plus que le travail d'avocats - ce sont aussi des activistes, des défenseurs, des médiateurs, des militants et des leaders communautaires. Mais il est quand même difficile d'arriver au stade où un avocat est invité à prendre en charge une affaire.
Plusieurs avocats ont souligné que les gens ne connaissent généralement pas leurs droits, la législation pertinente, et la manière d'utiliser ces outils, ce qui fait qu'ils sont incapables de formuler une plainte pour faire respecter leurs droits. Même lorsqu'ils ont conscience de leurs droits, la durée et le coût financier des procédures juridiques dissuadent beaucoup d'entre eux à réclamer justice.
Dans la plupart des cas, les demandeurs ne disposent pas des moyens financiers pour payer les honoraires d'un avocat, et l'assistance juridique n'existe pas pour les cas de responsabilité des entreprises. Par conséquent, les avocats peuvent ne pas être rémunérés pour leur travail harassant et dangereux. C'est souvent grâce à un financement extérieur qu'ils peuvent aider les demandeurs dans leur quête de justice contre les entreprises, mais cet appui couvre rarement tous leurs besoins.
« Nous n'avons que quatre avocats qui travaillent avec nous et souvent nous devons faire appel à d'autres pour nous aider, mais nous ne pouvons pas les payer », dit Sor Rattanamanee Polkla du Community Resource Centre en Thaïlande.
Lorsqu'une affaire est portée devant les tribunaux, le processus est souvent entaché de dysfonctionnements judiciaires du fait d'un manque de formation des juges sur la manière de traiter les affaires relatives aux entreprises et aux droits de l'homme. Souvent, ces questions ne sont tout simplement pas prioritaires face à la pléthore d'affaires enrôlées devant les tribunaux.
Sans indépendance judiciaire, les victimes d'abus impliquant des entreprises peuvent ne jamais obtenir justice, en particulier dans le cas des grandes infrastructures ou projets d'extraction où ces entreprises obtiennent d'importantes concessions de la part du gouvernement.
« Les autorités nationales sont actionnaires dans ces entreprises ou jouent un rôle protecteur en échange d'un intérêt personnel qu'ils ont dans ces entités,... les tenants du pouvoir, en Afrique de façon générale, ignorent le peuple. Les intérêts économiques prévalent sur le reste » soutient Nkumba.
Après le coup d'Etat en Thaïlande, Polkla fut la cible des militaires qui assistaient aux réunions communautaires et lui ont fait savoir qu'elle devait faire une demande d'autorisation officielle au préalable avant d'organiser ces rassemblements. « Les militaires semblent plus intéressés par la protection des projets de développement que par le peuple Thaï », dit-elle.
Comme beaucoup de défenseurs des droits de l'homme, ces avocats sont victimes d'un harcèlement juridique croissant, y compris de procès en diffamation intentés par les entreprises. Le défenseur des droits de l'homme Febi Yonesta de LBH Jakarta (Indonésie) les a décrits comme étant «une arme utilisée par quiconque veut nous faire taire ».
Et les risques ne proviennent pas que des recours judiciaires. « Les menaces, intimidations, attaques sur l'intégrité physique, arrestations sont monnaie courante. J'ai été menacé plus d'une fois », dit Nkumba.
Alors, quels sont les changements préconisés par ces avocats? Au niveau national, des réformes sont nécessaires pour permettre les recours collectifs, et les ONG devraient aussi pouvoir participer aux procédures judiciaires. Ils soutiennent aussi qu'engager la responsabilité pénale des entreprises élargirait la participation et ouvrirait de nouvelles voies pour l'obtention de la justice.
La communauté internationale doit aussi partager les informations sur les abus des droits de l'homme perpétrés par les entreprises à l'échelle mondiale. Polkla a indiqué que les investisseurs étrangers peuvent aider à mettre la pression sur les entreprises pour qu'elles entament le dialogue avec les avocats et communautés concernant les allégations d'abus. Les blocs régionaux tels que l'Union Africaine et l'Union Européenne peuvent aussi être plus actifs dans le soutien et la protection des avocats qui travaillent sur la responsabilité des entreprises. Yonesta déclare que la communauté internationale peut aider les avocats comme lui grâce à un soutien financier pour assurer le plaidoyer continu et le renforcement des capacités.
Ces avocats souhaitent que les entreprises comprennent que la recherche du profit ne doit pas primer sur les droits de l'homme, un élément qui devrait être intégré dans leurs activités. Lorsque les tensions éclatent avec les communautés ou les travailleurs, il est vital que les entreprises soient ouvertes au dialogue avec eux et leurs représentants juridiques, ce qui peut aider à prévenir les procès.
La collaboration demeure cruciale, avec les communautés et individus qu'ils représentent, les organisations de la société civile, les gouvernements et les avocats eux-mêmes, pour insister sur la responsabilité et explorer de nouvelles voies pour que justice soit faite, mais aussi pour se protéger contre les risques croissants auxquels ils font face dans le travail qu'ils mènent. L'union fait la force. Comme le dit Foromo Frédéric Loua, un avocat spécialiste des droits de l'homme de la Guinée : « J'espère que les autres avocats se joindront à moi dans ce que je considère comme un combat très noble ».